Publié le samedi 19 avril 2008 à 18h00 | LE FIL TéLéVISION
Panique dans les états-majors : les jeunes auraient déserté leur télé pour le Net. Du coup, nouveaux supports, nouveaux formats... les chaînes organisent la riposte.
A ce stade, on peut parler d'une fugue. Un exode discret et générationnel. Un désir collectif et impérieux de couper le cordon (d'alimentation) et de zapper la télévision. Les directeurs de chaînes ont déjà sorti les jumelles ; certains prédisent que les jeunes ne reviendront pas de sitôt. Certes, ceux-ci n'ont jamais été très friands de télé - à 20 ans, on la regarde deux fois moins qu'à 60 -, mais le phénomène s'accentue gravement, selon Médiamétrie. Alors que le temps d'écoute global n'a cessé d'augmenter depuis dix ans, celui des 15-24 ans a diminué de 22 % sur les chaînes hertziennes (1). Résultat : trois adolescents sur dix ne regardent plus jamais TF1, France 2 ou M6, quand les autres n'y jettent un oeil qu'à l'occasion des matchs de football ou pour quelques séries américaines (Grey's Anatomy, FBI : portés disparus, Prison Break...).
Née avec une souris dans la main, biberonnée au giga-octet, parlant spontanément la langue du (Babel) Web, cette génération est aussi la plus connectée du pays. Selon une étude de l'European Interactive Adverstising Association (EIAA, lobby de la publicité en ligne), les jeunes Européens passeraient désormais plus de temps à surfer sur le Net qu'à regarder la télévision. Ce qu'infirment pour l'instant les études de Médiamétrie, en France. En revanche, tous les observateurs notent que les jeunes pratiquent de plus en plus les deux activités en même temps, et qu'Internet s'affirme comme la priorité. « Fortement connotée comme un média de "vieux", la télévision joue désormais le rôle d'une tapisserie accrochée au mur », résume la sociologue Dominique Pasquier. Un phénomène validé par l'agence de marketing Tangenciels, qui a filmé le comportement de cinq familles, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pendant une semaine. « Les enfants n'ont pas posé leur cartable qu'ils se jettent sur Internet, raconte Edouard Le Maréchal, directeur de Tangenciels. Dans la plupart des cas, lorsque la télévision est allumée, elle se situe dans leur dos. Ils la regardent davantage avec les oreilles qu'avec les yeux. Elle fait partie du décor, c'est tout. Les conversations qu'ils poursuivent sur MSN (logiciel de messagerie instantanée, NDLR) leur semblent plus divertissantes que n'importe quel feuilleton. Il n'y a pas de doute : c'est une génération perdue pour la télévision de papa. » Appelons cela le péril jeune : aujourd'hui, près d'un téléspectateur sur deux a plus de 50 ans. Devant un téléfilm (réussi) comme Voici venir l'orage, de Nina Companeez, diffusé en février sur France 2, seuls 8 % des téléspectateurs avaient moins de 35 ans. Devant Guerre et Paix, parangon de la télé de service public - du moins, selon ceux qui la dirigent -, ils furent un sur dix. Idem devant Faisons un rêve, pièce de Sacha Guitry diffusée en direct sur France 2. Une chose est sûre : il ne manque plus qu'on exhume Thierry la Fronde, l'une des références de Nicolas Sarkozy pour sa télé sans pubs, pour que France Télévisions se coupe définitivement de la jeunesse.
Car la télé de patrimoine n'est pas la seule à souffrir. La proportion de jeunes adultes s'étiole un peu partout, quelles que soient les chaînes, notamment devant les programmes « pointus », de qualité, ceux qui taquinent un peu le neurone, des documentaires aux JT, de Mots croisés (sur dix téléspectateurs, un seul a moins de 35 ans) à Ce soir (ou jamais !) (idem). Quand le JT de David Pujadas, sur France 2, réunit 700 000 jeunes adultes, le soap Plus belle la vie, sur France 3, en fédère 1,7 million. Plus surprenant peut-être : cette tranche d'âge délaisse aussi les avatars de télé-réalité qui, depuis le Loft en 2001, ont permis de retarder le vieillissement des grandes chaînes privées. Exemple significatif, la dernière finale de la Star academy (TF1) a réuni deux fois moins de téléspectateurs que celle de 2002. Il faut bien que jeunesse se lasse.
Obsédées par leur fameuse « ménagère » (le public le plus rentable), brossant dans le sens du conservatisme leurs téléspectateurs âgés (le public le plus nombreux), les chaînes ont favorisé la désertion des plus jeunes, qu'elles tentent aujourd'hui de récupérer avec la maladresse des vieux beaux. Arte gamberge pour « être en phase avec les trentenaires ». La chaîne culturelle vient d'avancer l'horaire de diffusion de Tracks, son émission la plus turbulente, et cherche à tout prix à réitérer le succès de « Summer of love », sa série de films et de concerts qui, l'été dernier, a ponctuellement remédié au « problème sur les moins de 50 ans ».
A Canal+, on a finalement abandonné l'idée de rassembler toute la famille devant le poste, conscient que les attentes de ses membres sont désormais incompatibles. « A défaut de fédérer tous les publics, on tente de les séduire les uns après les autres, explique Rodolphe Belmer, directeur général de Canal+. Quand on programme la série Skins, on sait qu'on fera un carton chez les ados, mais qu'on fera zéro chez les plus de 50 ans. » A France Télévisions, on a trouvé une sorte de parade : une chaîne - France 4 -, chargée d'appâter des trentenaires définitivement perdus par France 2 et France 3. « Nous sommes un laboratoire, explique son directeur, Bruno Gaston. A nous de créer une télévision un peu moins soviétique et moins chiante qu'elle ne l'est. » En appliquant l'efficace recette « musique et vannes », France 4 a effectivement gagné en jeunesse (40 % de l'audience) ce qu'elle a perdu en ambition (qu'on se souvienne du Culture club, émission quotidienne haut de gamme consacrée aux artistes). Dans la même lignée, les chaînes toutes neuves de la TNT (NRJ 12, W9, Virgin 17) ont su gagner une petite audience chez les ados en ouvrant le robinet à clips, émaillés de programmes anglo-saxons formatés, traduits au kilomètre, des petites choses joyeuses, déconnantes et régressives (type Génération mannequin ou Next, une émission dont le seul but est de draguer tout ce qui bouge).
Dans l'ensemble, la télé a surtout compris qu'il fallait miser sur le Net. Offrir ses propres programmes sur la Toile et y piocher des astuces pour hameçonner la nouvelle génération. Pour résister au Web, la télé n'a d'autre choix que de s'en inspirer. Préférer l'ouverture au repli. La connivence à l'affrontement. Les programmateurs font ainsi régulièrement leur marché en ligne, y recrutent des animateurs (l'humoriste Zazon, sur France 4, repérée sur Dailymotion, Rémi Gaillard, éphémère chroniqueur de Fogiel sur M6, remarqué grâce au succès de son blog), y achètent de plus en plus de programmes (l'excellent Brother & Brother, ou les Têtes à claques, sur Canal+). Une demi-douzaine de Web-fictions devraient fleurir avec le printemps : La P'tite Couronne, sur MCM, Prom Queen, sur Filles TV, Moi C Kim, sur NRJ 12... Des pastilles courtes, rigolardes, testées sur Internet, achetées à bas prix par la télé et facilement recyclables sur téléphone mobile.
Selon une enquête Médiamétrie publiée mi-février, un jeune sur quatre (15-24 ans) regarde déjà la télé sur de nouveaux supports (ordinateur, baladeur, téléphone). Les « mini-formats » sont évidemment ceux qui s'y prêtent le mieux. En Angleterre, on considère qu'ils représentent l'avenir de la télévision. Le nouveau JT de BBC 3 dure le temps de son titre : 60 seconds. En France, la proportion de jeunes adultes est trois fois plus grande devant le Six minutes de M6 que devant n'importe quel autre JT. « Toutes les consommations ambitieuses, un peu longues, complexes, vont être progressivement abandonnées », prédit Edouard Le Maréchal, directeur de l'agence Tangenciels. « Il y aura un darwinisme télévisuel », confirme Alexandre Michelin, directeur éditorial du portail MSN et ancien directeur des programmes de Paris Première et France 5. Selon eux, le documentaire d'auteur de plus de 52 minutes n'y survivrait pas - à moins que la télé, et notamment celle de service public, ne se donne justement la mission de résister à cette mode du « vite vu ». Les créations « amateur », elles, prendraient du galon. « C'est une chance pour le court métrage », estime le producteur Jérôme Caza. Les chaînes négocient actuellement avec les sites de partage de vidéos en ligne et multiplient les passerelles. France 4, Filles TV, EuroNews, 13ème Rue et Sci Fi ont déjà signé un partenariat avec YouTube. Canal+ a organisé une avant-première de la série Skins sur MSN, de La Commune sur Dailymotion, de Moot-Moot sur MySpace. Ce dernier site - de loin, le plus inventif - vient de lancer un concours de scénaristes pour une série de France 4. Et songe à un long métrage collaboratif où décorateurs, auteurs, cadreurs, comédiens seraient soumis au choix des internautes. A la fois vitrine et vivier de la télé, les sites communautaires se targuent de montrer la voie. « Il faut lâcher le contrôle, enlever ses mains du volant et laisser le public vous guider, même si c'est contre-intuitif pour une chaîne de télévision », explique Marc Mayor, directeur général de MySpace France. « Avec les jeux vidéo, les jeunes ont pris l'habitude d'être acteurs du système, dit Alexandre Michelin. L'interactivité sera un enjeu capital. Bientôt, le blog d'une émission deviendra plus important que l'émission elle-même. » Il faudrait lâcher les rênes, donc. Ou garder les commandes, se montrer ambitieux, au risque d'être zappé. La télévision n'a décidément pas fini de se faire des cheveux blancs.
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