Osez sortir de votre zone de confort
- Suzanne Dansereau, Journal LesAffaires
- 25 avril 2008
Le président de L'Oréal Canada, Javier San Juan, croit que les jeunes Canadiens, élevés dans la ouate pendant des années de croissance économique, sont mal outillés pour faire face à la mondialisation et aux sacrifices qu'elle exigera...
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Notre relève de gestionnaires au Québec n'est pas suffisamment préparée à la prise de risque. Comment vont-ils affronter avec succès la concurrence venant des pays émergents ?, se demande le dirigeant.
Ses propos ont soulevé un débat, le 18 mars, devant le gratin de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Les jeunes de la génération Y sont-ils douillets, ou est-ce le contexte économique et social qui les gâtés ?
"J'ai trouvé ici les meilleurs collaborateurs que j'ai eu la chance d'avoir au cours de ma carrière, a d'abord déclaré Javier San Juan, qui a pris la tête de L'Oréal Canada à Montréal l'an dernier, après avoir dirigé des équipes en Russie, en Roumanie et en Argentine, notamment. Des gens brillants, bien formés, créatifs et engagés. Cependant, ils évoluent dans un environnement économique et personnel où la notion de prise de risque est fortement atténuée."
C'est-à-dire : un marché de l'emploi qui leur est favorable, une croissance économique soutenue grâce à l'accès facile au marché américain, des droits de scolarité peu élevés, des parents qui ont tout fait pour leur rendre la vie facile, etc.
Or, dans 10 ou 20 ans, ces jeunes devront se battre avec des concurrents plus aguerris, qui n'auront pas évolué dans le même confort, nous a expliqué M. San Juan en entrevue. Les jeunes des pays émergents, eux, auront connu l'adversité. Ils se souviendront de la misère de leurs parents. Les jeunes Russes sauront ce qu'est une crise économique. Et les jeunes Français ou Italiens se seront fait pousser dans le dos par les travailleurs de l'Europe de l'Est. Pas les Canadiens, confortablement assis sur leurs lauriers.
Une génération sans souci
"Quand je suis arrivé ici et que j'ai vu des jeunes prendre des congés sabbatiques, j'étais impressionné, raconte M. San Juan. Quel courage, me suis-je dit ! Mais je me suis vite aperçu que ce n'était pas du courage, mais de la chance !"
M. San Juan dit qu'il a eu du mal à faire déménager certains de ses employés, et il s'étonne encore de la "facilité avec laquelle les jeunes se désengagent de leur travail. Dès que quelque chose ne leur plaît pas, ils s'en vont. On leur donne une promotion et ils prennent un congé de paternité. Ils n'ont aucun souci pour leur avenir. J'en déduis qu'ils ne sont pas confrontés à des situations où leurs décisions ont des conséquences. Ils n'ont pas appris ce que nous avons appris, à savoir que choisir, c'est renoncer."
Se considérant comme un observateur "inquiet et engagé" du contexte canadien, M. San Juan craint que devant la concurrence mondiale, les jeunes d'ici ne soient pas assez "tenaces et combatifs". Qu'à force de confort, ils ne sachent pas comment gérer et prendre des décisions en situation difficile. A-t-il raison ?
Réussir sa vie et non pas dans la vie
Sylvain Vincent, vice-président et associé directeur de Ernst & Young au Québec, croit que oui. "Ils sont de la génération du jeu vidéo, où lorsque tu perds en jouant, tu n'as qu'à appuyer sur le bouton reset."
"Ils n'ont pas le même sens de l'effort que nous, observe de son côté Anne Geneviève Girard, psychologue industrielle et coach en entreprise. Ils veulent tout en même temps et ne pensent pas à long terme."
Est-ce que ce sont là des récriminations de baby-boomers qui se plaignent des valeurs différentes de leurs successeurs ? C'est en partie ce que pense Hélène Dagneau, vice- présidente, capital humain, pour la firme Aon au Québec. "Il faut comprendre qu'ils ont des valeurs différentes de celles des baby-boomers, dit-elle. Ils veulent réussir leur vie et non réussir dans la vie."
Mais il n'y a pas que cela.
Professeur de marketing spécialisé en mondialisation, Karl Moore codirige l'Institut international de formation des cadres de l'Université McGill, qui réunit des étudiants et des dirigeants d'entreprises de plusieurs pays, dont l'Inde et le Japon. "Je ne sens pas chez les Canadiens le même appétit de réussite que dans les pays émergents", confie-t-il. M. Moore revient justement d'un séjour de deux semaines chez Bombardier au Mexique, où il a interviewé de jeunes cadres mexicains. Ces derniers, nous dit-il, "sont très intelligents, bien éduqués, et ils sont prêts à travailler de longues heures pour un salaire inférieur. Je crois qu'ils ont plus faim que nos jeunes d'ici". Idem chez les Indiens, pour qui l'équilibre travail-vie personnelle est encore un concept inconnu.
"Nos compétiteurs se fichent bien du fait qu'ici les employeurs doivent composer avec des employés plus exigeants en termes d'équilibre de vie, fait-il valoir. La question de Javier San Juan est donc pertinente : dans un contexte de mondialisation, ces besoins deviennent-ils un luxe ? Nous sommes socialement plus sophistiqués que les pays émergents et c'est tant mieux pour nous, mais la question se pose certainement. Peut-être que la jeune génération apprendra à faire des sacrifices avec le temps." Ils auront un choc à un moment donné", prédit lui aussi Sylvain Vincent, d'Ernst & Young.
L'avis des experts
Nom : Anne Geneviève Girard
Titre : Psychologue industrielle et coach en entreprise
"Un bon patron dit clairement ce qu'il attend de vous et vous donne la latitude nécessaire à l'exécution. Un mauvais patron ne dit pas clairement ce qu'il veut, vous laisse aller sans vérification et vous blâme si vous échouez."
Nom : Louis Jacques Filion
Titre : Directeur
Organisation : Chaire d'entrepreneuriat Rogers-J.-A.-Bombardier de HEC Montréal
"Lorsqu'un étudiant de HEC Montréal a demandé à Guy Laliberté, président du Cirque du Soleil, s'il avait parfois peur d'échouer, ce dernier lui a répondu : "Je ne pense pas de cette façon. Je regarde les dangers et j'essaie de les circonscrire"."
Le son de cloche est différent chez les dirigeants des programmes universitaires d'entrepreneuriat. "Nos étudiants sont très déterminés et ils triment dur", dit David Lank, directeur de l'école Dobson d'entrepreneuriat de l'Université McGill. "Leur potentiel de leadership est à mon avis plus fort que jamais", renchérit Louis Jacques Filion, directeur de la Chaire d'entrepreneuriat Rogers-J.-A.-Bombardier de HEC Montréal. À croire que les étudiants en gestion n'ont peut-être pas les mêmes dispositions que ceux qui veulent devenir entrepreneurs.
Entreprises frileuses
Mais Louis Jacques Filion reconnaît que la culture entrepreneuriale au Québec est une chose récente. "C'est nouveau pour nous. Nous venons d'une société anxieuse, qui a peur du succès personnel et qui s'attend encore à ce que l'État règle tout. Sauf que c'est en train de disparaître chez nos jeunes. Je suis donc très confiant pour l'avenir."
En fait, plusieurs de nos sources refusent de blâmer les jeunes de la génération Y et pointent plutôt le doigt vers leurs employeurs qui, pour reprendre l'expression de Mme Girard, sont "trop frileux" lorsque vient le temps de faire prendre des risques à leurs jeunes employés.
Que la future génération de dirigeants soit choyée, impatiente et motivée par le plaisir plutôt que par le devoir, on ne peut pas le changer. Ce qu'il faut, c'est les mettre le plus rapidement possible dans des situations où ils devront prendre des risques et les assumer. Il faut les faire sortir de leur zone de confort.
C'est ce que le président de L'Oréal Canada prône, et tous les interviewés sont d'accord avec lui. Cette responsabilité revient à la société tout entière, mais particulièrement aux employeurs, qui doivent revoir leurs méthodes de gestion des talents de façon à donner le droit à l'erreur à leurs employés. Qui a le plus peur des erreurs ? Les jeunes employés ou leurs patrons ?